Derrière les discours #2 1/2 Charles de Gaulle – Discours de Bayeux- 16 juin 1946

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Dans ce deuxième épisode de Derrière les discours, nous aborderons la première partie du discours de Charles de Gaulle que ce dernier a prononcé à Bayeux le 16 juin 1946. Une bonne occasion de revenir sur la manière de discourir du chef de la Résistance et de voir comment à travers ce discours celui-ci pose les jalons de la future Vème République.

« Inaugurer les chrysanthèmes »

Alors que le Général de Gaulle devient le chef du gouvernement provisoire de la République au sortir de la guerre et suite à l’effondrement du régime de Vichy, celui-ci sent bien que la France et le milieu politique n’est pas prêt pour un changement en profondeur des institutions. Tandis qu’il regarde avec envie (et méfiance) le Président des États-Unis Franklin D. Roosevelt jouir d’une forte puissance exécutive soutenue par deux chambres acquises à ses combats, il doit pour sa part faire face à des forces politiques opposées à ses projets de grandeur. Au lieu d’avaliser un projet de quatrième République en contradiction avec ses propres projets institutionnels, De Gaulle préfère démissionner du pouvoir pour commencer à bâtir une force politique capable d’appliquer sa vision de l’État le moment venu. Pour lui, la France doit pouvoir se munir d’un exécutif puissant, porté par un Président de la République aux pouvoirs élargis, c’est-à-dire tout le contraire du Président de la quatrième, qui ne sert, selon sa formule, qu’à « inaugurer les chrysanthèmes ».

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Dans notre Normandie, glorieuse et mutilée, Bayeux et ses environs furent témoins d’un des plus grands événements de l’Histoire. Nous attestons qu’ils en furent dignes. C’est ici que, quatre années après le désastre initial de la France et des Alliés, débuta la victoire finale des Alliés et de la France.

C’est ici que l’effort de ceux qui n’avaient jamais cédé et autour desquels s’étaient, à partir du 18 juin 1940, rassemblé l’instinct national et reformée la puissance française tira des événements sa décisive justification.
En même temps, c’est ici que sur le sol des ancêtres réapparut l’État ; l’État légitime, parce qu’il reposait sur l’intérêt et le sentiment de la nation ; l’État dont la souveraineté réelle avait été transportée du côté de la guerre, de la liberté et de la victoire, tandis que la servitude n’en conservait que l’apparence ; l’État sauvegardé dans ses droits, sa dignité, son autorité, au milieu des vicissitudes du dénuement et de l’intrigue ; l’État préservé des ingérences de l’étranger ; l’État capable de rétablir autour de lui l’unité nationale et l’unité impériale, d’assembler toutes les forces de la patrie et de l’Union Française, de porter la victoire à son terme, en commun avec les Alliés, de traiter d’égal à égal avec les autres grandes nations du monde, de préserver l’ordre public, de faire rendre la justice et de commencer notre reconstruction.

Dès le début de son intervention, Charles de Gaulle rappelle qu’il parle avant tout comme le chef de la Résistante française et qu’il n’aura cessé d’incarner la République depuis Londres, bien que certains au sein de la Résistance intérieure contestaient fortement sa légitimité. Toute la logique gaullienne se retrouve ici, se plaçant au dessus des querelles politiciennes tout en voulant apparaître comme déjà appartenant à l’Histoire, aux cotés des grands de la Seconde Guerre Mondiale (De Gaulle aimait à rappeler, quand le débat national l’ennuyait, qu’il avait devisé ici avec Roosevelt, là avec Churchill…).

Cette volonté d’incarnation de la France se retrouve dans l’anaphore sur l’État. Ce procédé rhétorique lui permet de dérouler une bonne partie de sa pensée politique, un État fort et indépendant consacré à la politique de grandeur qu’il appelle de ses vœux.

Si cette grande œuvre fut réalisée en dehors du cadre antérieur de nos institutions, c’est parce que celles-ci n’avaient pas répondu aux nécessités nationales et qu’elles avaient, d’elles-mêmes, abdiqué dans la tourmente. Le salut devait venir d’ailleurs.


Il vint, d’abord, d’une élite, spontanément jaillie des profondeurs de la nation et qui, bien au-dessus de toute préoccupation de parti ou de classe, se dévoua au combat pour la libération, la grandeur et la rénovation de la France. Sentiment de sa supériorité morale, conscience d’exercer une sorte de sacerdoce du sacrifice et de l’exemple, passion du risque et de l’entreprise, mépris des agitations, prétentions, surenchères, confiance souveraine en la force et en la ruse de sa puissante conjuration aussi bien qu’en la victoire et en l’avenir de la patrie, telle fut la psychologie de cette élite partie de rien et qui, malgré de lourdes pertes, devait entraîner derrière elle tout l’Empire et toute la France.


Elle n’y eût point, cependant, réussi sans l’assentiment de l’immense masse française. Celle-ci, en effet, dans sa volonté instinctive de survivre et de triompher, n’avait jamais vu dans le désastre de 1940 qu’une péripétie de la guerre mondiale où la France servait d’avant-garde. Si beaucoup se plièrent, par force, aux circonstances, le nombre de ceux qui les acceptèrent dans leur esprit et dans leur cœur fut littéralement infime. Jamais la France ne crut que l’ennemi ne fût point l’ennemi et que le salut fût ailleurs que du côté des armes de la liberté. À mesure que se déchiraient les voiles, le sentiment profond du pays se faisait jour dans sa réalité. Partout où paraissait la croix de Lorraine s’écroulait l’échafaudage d’une autorité qui n’était que fictive, bien qu’elle fût, en apparence, constitutionnellement fondée. Tant il est vrai que les pouvoirs publics ne valent, en fait et en droit, que s’ils s’accordent avec l’intérêt supérieur du pays, s’ils reposent sur l’adhésion confiante des citoyens. En matière d’institutions, bâtir sur autre chose, ce serait bâtir sur du sable. Ce serait risquer de voir l’édifice crouler une fois de plus à l’occasion d’une de ces crises auxquelles, par la nature des choses, notre pays se trouve si souvent exposé.

Comme vu précédemment, l’enjeu pour les gaullistes, et pour De Gaulle lui même, était de consacrer la Résistance comme seule représentante de la France possible. C’est un point très sensible de l’Histoire de France. Jusqu’au mandat de Jacques Chirac, la parole officielle de la République considérait  la Résistance comme la seule continuation pleine et entière de la France, ne tirant aucune leçon du passé pour expliquer l’avènement du Régime de Vichy, qui n’était, selon cette historiographie, que le pantin de l’occupant nazi. Ce rapport à l’Histoire se retrouve parfaitement dans ce passage, dans lequel la France est pratiquement un synonyme de la Résistance, celle-ci constitue même  l’avant-garde dans le combat contre les forces de l’Axe.

Voilà pourquoi, une fois assuré le salut de l’État, dans la victoire remportée et l’unité nationale maintenue, la tâche par-dessus tout urgente et essentielle était l’établissement des nouvelles institutions françaises. Dès que cela fut possible, le peuple français fut donc invité à élire ses constituants, tout en fixant à leur mandat des limites déterminées et en se réservant à lui-même la décision définitive. Puis, une fois le train mis sur les rails, nous-mêmes nous sommes retirés de la scène, non seulement pour ne point engager dans la lutte des partis ce qu’en vertu des événements nous pouvons symboliser et qui appartient à la nation tout entière, mais encore pour qu’aucune considération relative à un homme, tandis qu’il dirigeait l’État, ne pût fausser dans aucun sens l’œuvre des législateurs.


Cependant, la nation et l’Union française attendent encore une Constitution qui soit faite pour elles et qu’elles aient pu joyeusement approuver. À vrai dire, si l’on peut regretter que l’édifice reste à construire, chacun convient certainement qu’une réussite quelque peu différée vaut mieux qu’un achèvement rapide mais fâcheux.

Ici apparaît la raison de l’énonciation du discours de Bayeux, c’est-à-dire la mise en parole de la vision politique de Charles de Gaulle et de la direction qu’il souhaiterait donner au pays. Celui-ci relate la période durant laquelle il assurait la direction du gouvernement provisoire de la République construit sur les cendres du Régime de Vichy, chargé de relever le pays en le dotant de nouvelles institutions. Malgré son immense aura auprès des français et suite à de profonds désaccords avec les autres forces politiques sur l’organisation de la République, celui-ci décida de quitter la direction du pays tout en espérant que les français rejettent la quatrième République et le rappellent au pouvoir, mais la suite ne lui donnera pas raison. Si la période du gouvernement provisoire est un petit peu oubliée aujourd’hui, il peut être utile de rappeler que nous lui devons parmi les plus grandes avancées sociales du pays (nationalisations, création de la sécurité sociale et des conventions collectives), en accord avec le programme du Conseil national de la Résistance.

Au cours d’une période de temps qui ne dépasse pas deux fois la vie d’un homme, la France fut envahie sept fois et a pratiqué treize régimes, car tout se tient dans les malheurs d’un peuple. Tant de secousses ont accumulé dans notre vie publique des poisons dont s’intoxique notre vieille propension gauloise aux divisions et aux querelles. Les épreuves inouïes que nous venons de traverser n’ont fait, naturellement, qu’aggraver cet état de choses. La situation actuelle du monde où, derrière des idéologies opposées, se confrontent des Puissances entre lesquelles nous sommes placés, ne laisse pas d’introduire dans nos luttes politiques un facteur de trouble passionné. Bref, la rivalité des partis revêt chez nous un caractère fondamental, qui met toujours tout en question et sous lequel s’estompent trop souvent les intérêts supérieurs du pays. Il y a là un fait patent, qui tient au tempérament national, aux péripéties de l’Histoire et aux ébranlements du présent, mais dont il est indispensable à l’avenir du pays et de la démocratie que nos institutions tiennent compte et se gardent, afin de préserver le crédit des lois, la cohésion des gouvernements, l’efficience des administrations, le prestige et l’autorité de l’État.

Dans ce paragraphe, Charles de Gaulle s’attaque à ce qui représente pour lui la problématique première des derniers ordres républicains, c’est-à-dire le « régime des partis ». Si aujourd’hui nous vivons dans une République stable avec des majorités politiques durant normalement cinq ans, c’était loin d’être le cas lors des troisième et quatrième République. En effet, le véritable chef de l’exécutif était alors le président du Conseil (équivalent de notre premier ministre) et le rôle de président de la République était avant tout symbolique, ce dernier ayant avant tout comme fonction d’« inaugurer les chrysanthèmes » selon le bon mot de Charles de Gaulle. Les majorités politiques d’alors étaient donc fragiles, et le seul mouvement d’un groupe parlementaire pouvait faire tomber un gouvernement avec une grande facilité. De Gaulle voyait ainsi dans l’instabilité politique de la France une des causes de sa fragilité lors de l’entrée en guerre en 1939 et plus largement de son incapacité à tenir un rôle déterminant dans la marche du monde.

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